Dans une lettre manuscrite adressée à Albert Laprade le 9 février 1942, un certain M. Carnot écrit : “Ci joint le petit opuscule rassemblant les instructions données aux enquêteurs sur l’architecture régionale et que je vous avais promis. Il est, je crois, de nature à apaiser définitivement les craintes que vous aviez manifestées. Vous verrez qu’il s’agit, comme je vous le disais, d’un travail scientifique, systématique et impersonnel. Je serais d’ailleurs très heureux d’avoir votre sentiment à ce sujet. Nous en reparlerons1.”
Comme promis, le courrier est accompagné du document Enquête sur l’architecture régionale. Instructions pour les enquêteurs du chantier 14252 qui présente les enjeux d’une enquête sur la maison traditionnelle ainsi que les principes et méthodes pour la conduire.
Le Chantier intellectuel et artistique 1425 dit “Enquête sur l’architecture rurale”, est initié à partir de 1941 par le musée des Arts et traditions populaires, sous la direction de l’ethnologue Georges-Henri Rivière3 . L’Enquête soustrait, à partir de 1942, une cinquantaine d’architectes au Service de travail obligatoire en les mobilisant pour conduire des investigations à travers la France. Ces derniers sont sollicités par les ethnologues pour leur savoir-faire spécifique: le relevé d’architecture. Ils produisent ainsi une documentation illustrée précise et codifiée.
Cette année 1942, Albert Laprade publie, quant à lui, les deux premiers Albums de croquis4 consacrés à la “petite architecture5” à travers différentes régions de France et, plus tard, du bassin méditerranéen. La parution de ces ouvrages, en nécessitant un important travail de redessin, mobilise l’agence Laprade dès 1939 et constitue un moyen de pallier le chômage intellectuel de la seconde guerre mondiale. Le huitième et dernier album, consacré à Paris, est publié en 1967.
Extrait d'un carnet de relevés de P. Desmarest, enquêteur du Chantier 1425 en Haute-Savoie. Archives des Arts et traditions populaires, Centre de Conservation et de Ressources du MuCEM, fonds Enquête sur l’architecture rural — 4AH
Si, comme semble l’indiquer la correspondance, Albert Laprade a des “craintes” vis-à-vis de la mise en place de l’enquête, c’est que le Chantier 1425 s’intéresse aux “modestes maisons des petites villes et de la campagne6” quand les Albums de croquis présentent “des logis modestes, des logis comme les autres7”. La maison rurale semble alors au cœur des questionnements des architectes de l’Enquête comme d’Albert Laprade. Les 1481 monographies (enquêtes exhaustives)8 issues de l’Enquête analysant des constructions rurales à travers vingt régions de France attestent de l’ampleur de cet intérêt. L’idéologie du régime de Vichy, en cherchant à construire l’identité culturelle de la France occupée à partir de la culture rurale, n’est sans doute pas étrangère à la mise en avant d’un tel sujet. Mais au-delà d’un opportunisme politique, l’intérêt pour l’habitation populaire dans les années 1940 s’inscrit dans la continuité des études folkloriques, géographiques ou ethnographiques sur le monde rural. Georges-Henri Rivière rappelle même que “l’étude de la maison rurale relève pour le moins de trois disciplines : la géographie, l’histoire, l’ethnologie. S’agissant du domaine français, c’est à la première, depuis que Vidal de La Blache et Demangeon ont ouvert la voie, qu’on doit le plus de travaux9”. Les tenants de l’école française de géographie et de la géographie humaine ont inscrit l’étude de l’habitat populaire dans le domaine scientifique dès le début du XXe siècle. Ils ont également largement contribué à construire l’idée que ce sont les maisons rurales “qui portent et qui expriment les caractères de cette dépendance vis-à- vis du cadre géographique10”.
Mais, même si Georges-Henri Rivière semble l’oublier, l’habitation et les modes de vie populaires intéressent également les architectes. Déjà en 1875, Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc affirmait :
“Certes, il est fort bon, fort utile même de visiter Pompéi et de rapporter de cette ville gréco-romaine des études pleines de charme, mais il serait non moins bon et utile de savoir comment d’autres civilisations, plus rapprochées de nous, habitants d’autres climats, ont su élever leurs demeures; comment chaque jour amène, par suite de changements dans les habitudes, certaines modifications à ces demeures, afin de les rendre plus commodes et plus conformes aux besoins du moment; comment l’Anglais, (…), a su, de tout temps, donner à son habitation des dispositions parfaitement en harmonie avec ses mœurs, comme le Belge, le Danois, le Suisse, l’Allemand, comprennent les constructions privées, sans se préoccuper plus qu’il ne convient de ce qui s’est fait à Rome ou en Grèce, il y a plus de deux mille ans11.”
L’investigation de l’architecture rurale précède donc largement les démarches engagées en 1942 par l’Enquête d’une part et par Albert Laprade d’autre part. Cependant, l’une et l’autre semblent révéler des attitudes différentes vis-à-vis de ce corpus : “un travail scientifique, systématique et impersonnel12”pour les architectes de l’Enquête et un travail “résultat tantôt d’une science extrême, tantôt de la plus divine innocence13” pour Albert Laprade.
L’Enquête relève en effet d’une méthodologie clairement énoncée, proche des enquêtes ethnologiques, afin de produire une documentation homogène14 sur tout le territoire français étudié. L’étude procède par des monographies de maisons dont le choix était laissé aux architectes-enquêteurs, mais qui devaient constituer un échantillon représentatif des maisons les plus ordinaires. Chaque étude répond à une structure systématique, tant dans le format (taille du papier, nombre de croquis, échelles des relevés) que dans les renseignements oraux ou d’archives récoltés. Une monographie présente donc une étude de la maison dans son environnement, une description des bâtiments, une analyse sur l’adaptation au milieu et un historique. La chercheuse Marie-Noële Denis rappelle que “cet ensemble devait permettre, au-delà d’une description contemporaine, de tracer les variations dans le temps et dans l’espace de l’habitat, son évolution par rapport aux modifications des genres de vie, des techniques agricoles, des structures sociales et familiales15.” L’Enquête représente ainsi un des plus importants travaux de mise en inventaire de la société rurale au début du XXe siècle.
Face à ce travail scientifique, la démarche d’Albert Laprade étonne. La publication des Albums de croquis relève, en effet, d’une initiative personnelle, ils connaîtront un important succès de librairie. Depuis son séjour au Maroc (1915-1920), Albert Laprade collecte, dans des carnets de poche, des croquis d’architecture “de façon désintéressée pendant une vie entière, rapidement, pour [son] seul plaisir, parfois d’un train, d’un bateau, d’une auto ou d’un car, au cours d’un congrès, de visites de chantiers éloignés, et surtout à l’époque d’une jeunesse studieuse16”. Dès 1939, il entame un important travail de tri et de redessin de ces relevés pour les publier. Il cherche alors non seulement à “conserver la trace d’une infinité d’humbles chefs d’œuvre réalisés par de grands artistes qui s’ignoraient et demeuraient ignorés17” mais surtout à montrer “l’ambiance des villes anciennes, ou des campagnes, et [à] rendre leur caractère18”. Les nombreuses planches de croquis, entièrement recouvertes de dessins à main levée, proposent une vision pittoresque des régions, c’est-à-dire non seulement inattendue et charmante, mais qui dérive du regard du peintre, loin du travail “impersonnel” de l’Enquête.
Un bilan de l’Enquête est tiré dès 1943 par les architectes. Dans la revue professionnelle Techniques & Architecture, l’Enquête apparaît non plus comme une simple enquête ethnologique exécutée techniquement par les architectes, mais également comme pouvant servir lors de la Reconstruction : “Donnant une vision plus claire du passé, cette documentation permettra, nous l’espérons, d’en tirer une saine leçon pour l’avenir19.” L’enseignement de l’Enquête réside bien dans la mise en relation d’un habitat, de modes de vie et d’un territoire. Il permet alors aux architectes d’affirmer : “Mais nous savons déjà, nous autres gens de cette enquête, qu’il n’y a pas lieu, alors qu’il s’agit de faire du neuf, de se tourner vers un passé qui meurt20”. Nombre des architectes de l’Enquête s’engageront d’ailleurs dans la Reconstruction avec des projets modernes. A titre d’exemple, nous pouvons citer la reconstruction du village du Bosquet, conduit par l’urbaniste Paul Dufournet et constituant une équipe d’architectes composée d’anciens collaborateurs de Le Corbusier et de membres du Chantier 1425, reconnus alors pour leur connaissance du monde agricole21.
Les Albums de croquis d’Albert Laprade, quant à eux, participent à la construction d’une image des différentes régions de France et du bassin méditerranéen. En s’éloignant d’une représentation codifiée et précise de l’architecture, ils s’attachent à figurer “l’ambiance de la vie de nos ancêtres” à partir de “constructions [qui] faisaient toujours corps avec le paysage urbain ou rural, pleines d’impondérables accords avec le voisinage par les matériaux, les volumes, les percements, conçues pour jouir de la nature, mais sans égoïsme, sans dissonance, sans muflerie, toujours admirablement inscrites dans la topographie, et parfaitement orientées22”. L’enseignement de la maison rurale comme la leçon du passé sont dans les Albums largement idéalisés. Avec des planches dont l’espace de la feuille est totalement occupé par des croquis, Albert Laprade propose une image globale d’un lieu recomposé, où se juxtaposent le profil d’une rue et le détail d’une vasque de fontaine, une architecture parfois habitée de personnages anachroniques dessinés par sa fille, Arlette Barré-Laprade. Par ce voyage à travers la “petite architecture”, Albert Laprade formule un souhait: “Puissent les planches de ces albums être comme des idées et donner à penser23”.
Ainsi, face à la maison rurale, les architectes de l’époque mettent en place des attitudes variées et probablement complémentaires. Si certains cherchent à identifier dans l’architecture traditionnelle des caractéristiques et des fondements pour la construction moderne, d’autres cherchent à en faire le récit, scientifique ou fictif.