Albert Laprade et Henri Prost, de neuf ans son aîné1, partagent des expériences communes pendant une décennie environ, de la formation à l’école des Beaux-Arts jusqu’aux plans des villes nouvelles du Maroc. Laprade a dessiné pour Prost, en participant au rendu de la “restauration de Sainte Sophie de Constantinople” et au projet lauréat pour le concours d’extension de la ville d’Anvers en 1910, dont il dira plus tard que cela venait de révéler Prost “comme le premier urbaniste du monde2”. Si le propos est largement exagéré, ce prix consacre les talents de Prost à une période où un groupe d’architectes formés aux Beaux-Arts va se révéler comme pionnier de l’urbanisme en France et alors gagner des concours internationaux au début du siècle. Le “Maître Prost”, fait partie de ce groupe d’intellectuels français qui importe d’Allemagne et d’Angleterre les principes d’un urbanisme efficace et humaniste qu’ils vont appliquer aux colonies en inventant une nouvelle forme de pratique pour les architectes, celle du dessin de la ville et du territoire.
Albert Laprade va participer à cette expérience urbaine coloniale alors que, blessé à la guerre en 1915, il est requis par Henri Prost qui l’a fait demander pour le seconder au Service des plans de villes au Maroc. Dans ses “Souvenirs d’un témoin”, sous-titre d’un ouvrage intitulé “Lyautey urbaniste3”, Laprade nous livre un témoignage éclairant tant à propos de ses relations avec Prost, l’architecte-urbaniste directeur des Services d’architecture du Maroc, qu’avec le Maréchal Lyautey, Résident général du protectorat français au Maroc, initiateur et véritable chef d’orchestre des travaux de transformation et de modernisation du pays, le “chef total, […] le constructeur” selon ses mots.
Pour Laprade, Prost fut l’homme de la situation, le “right man providentiel4” pour dessiner les villes nouvelles, “un technicien de premier ordre”, apte à “débrouiller le chaos des villes”, face à une situation difficile faite de coups partis qu’ils auront à rattraper à Rabat et Casablanca. La maturation des projets lui a pris plus d’un an, et “après avoir bien examiné les données du problème, le sens probable et l’importance respective des principaux courants de circulation, la position future des ports, des gares, la nature du sol, les vents régnants et les difficultés de réalisation, il put remettre au Résident ses premiers avant-projets.5”
Photographie de la Nouvelle ville indigène de Casablanca, vers 1917. Fonds Prost, Aa/Capa/Aa XXe, 343 AA 40/5.
Au Maroc il s’agit donc d’équiper un territoire quasi vierge de toute infrastructure, pas de routes, de voies ferrées, ni de quartiers d’habitation modernes, encore moins de règles urbaines. Laprade en témoigne : “Il n’y avait pas de législation, pas de plan de nivellement, pas de relevé des terrains et des constructions existantes. Il eût fallu une armée de géomètres à Casablanca, à Rabat, à Meknès, à Fez, partout à la fois.6”
Avant de dessiner les villes nouvelles il faut donc faire le repérage des sites, en relever la topographie et les éléments remarquables, les équipes s’y employant: “Qu’il s’agisse de chemin de fer, de préparer la pénétration de la voie normale, qu’il s’agisse, par des reconnaissances d’avions, de repérer les forêts, les gisements de phosphates, les ressources hydrauliques de la montagne, partout les officiers avaient le primordial souci de l’économique.7”, tout en respectant les villes existantes. Et là ce ne sont pas les mots de Laprade, mais ses dessins qui en témoignent, saisissant “le charme des villes d’art du Maroc” et la beauté des architectures locales dans ses très nombreux croquis, relevés et aquarelles, annonçant ainsi ses futurs Albums de croquis, dont il publiera, en 1952, un volume en partie dédié au Maroc8.
Pour répondre à cette tâche immense, Prost constitue autour de lui une équipe dont Laprade assurera la direction, et qui dessinera le plan de toutes les villes nouvelles qui vont être accolées aux villes anciennes: Fez, Marrakech, Meknès, Rabat et Casablanca. Ces plans furent exposés à la foire de Casablanca en 1915, respectant le vœu du Général de montrer la “conception primordiale de créer des villes européennes en dehors des villes indigènes” pour mieux les respecter.
Dans ce Service des plans de villes, Prost dirige les grandes lignes, Laprade les met au point et travaille à la définition de projets qui ponctuellement s’y intègrent, à une échelle de quartier ou d’ensemble urbain. Nous allons en parcourir quelques-uns qui sont révélateurs à Rabat et Casablanca du travail de “l’agence Prost” à plusieurs échelles, des villes aux édifices.
Vue aérienne de la Nouvelle ville indigène de Casablanca, vers 1917. Fonds Prost, Aa/Capa/Aa XXe, 343 AA 40/5.
C’est face à une situation chaotique que les architectes abordent la ville, “Casablanca était alors en pleine fièvre. C’était la cité champignon, genre Far-West9.”
Alors que Lyautey fait activer le positionnement du port et de la gare, Prost conçoit, avec son équipe, un plan d’aménagement qui prend en compte les données du sol et du climat pour répartir de chaque côté d’un axe central l’ossature viaire d’un plan qui doit négocier avec les bâtiments et les voies existantes. À l’est le commerce et l’industrie et à l’ouest les quartiers résidentiels vers la mer, au centre de ce plan, des terrains et baraquements militaires seront déplacés pour faire place à la grande place centrale et aux futurs bâtiments des services administratifs. Prost expérimente ainsi les principes d’un zonage fonctionnel, bien avant la France métropolitaine.
C’est sur l’emplacement de baraquements militaires qu’allait s’installer le cœur du projet de la ville nouvelle, la séquence centrale du plan. Laprade nous relate cet accord foncier “Le Résident, avec sa largeur d’esprit habituelle, fit abandonner à la ville les énormes terrains achetés en 1912 par
l’administration française de la Guerre, lors du débarquement10.” Ainsi, précise-t-il, “À l’emplacement des baraques en planches et des guitounes
devait surgir bientôt le parc central avec ses vastes quinconces pour les foires et expositions, ses terrains de sports athlétiques pour les écoles, son
grand terrain de football”, le parc de 15 hectares qu’il dessine entre 1916 et 1919 et qui prendra le nom de “Parc Lyautey”. Celui-ci se situe derrière
“la place monumentale étudiée par Prost, groupant tous les édifices administratifs de la cité : hôtel des Postes, modèle en tout point, clair, propre, pratique, que tout Français peut envier aux Casablancais ; palais de Justice, formant un magnifique fond de place […], Hôtel de ville de grande allure, Hôtel du commandant de la subdivision, cercle militaire, théâtre, Hôtel du chef de la région, etc. ; tout cela concourant à donner à Casablanca une allure grandiose de capitale11.”
Un peu plus à l’est du nouveau centre de la ville nouvelle, sur le tracé de la route de Marrakech et à côté du palais du Sultan, se trouve le quartier dit des “Habous”. Laprade travaille à partir de 1916 sur les grands tracés et les typologies de logements qui doivent résorber le bidonville qui s’est accolé à la médina historique près du port. Inspiré par l’architecture locale qu’il a abondamment relevée par le dessin au début de son séjour, Laprade cherche ici à la fois la variété des plans et la simplicité d’une architecture qu’il veut ordinaire et pleine de “charme”, tout en étant équipée de sanitaires modernes. Il travaillera à ce projet jusqu’à son départ en France métropolitaine, en 1919, pour des raisons personnelles, ne pouvant pas terminer cette réalisation exemplaire d’un habitat populaire pour le grand nombre, qui sera finalement achevée par d’autres architectes.
À Rabat, Prost dresse en 1915 un “plan des espaces libres” qui, non seulement emprunte cette dénomination à son collègue Jean-Claude Nicolas Forestier12, mais intègre et élargit cette esquisse pour en faire un plan exemplaire de l’application des principes du paysagiste, mettant ainsi en place le système de parc de la future capitale du Maroc13. Le plan d’aménagement de Rabat, finalement dessiné en 1916, reprend cette organisation générale, en disposant une série de jardins à l’intérieur et à l’extérieur des remparts sur des points de vue en hauteur ou dégagés sur le paysage. Une série d’avenues-promenades plantées, articule ces espaces à la médina et à la ville nouvelle, notamment l’avenue de Casablanca (avenue de la Victoire et Annasr) qui traverse le jardin d’essais14 pour rejoindre une porte dans les remparts, et le boulevard du Dar-El-Maghzen (avenue Mohammed V) qui articule la Résidence générale, la mosquée et la gare vers la médina située en contrebas.
Cette disposition n’a pas été facile à mettre en place, Prost nous rappelle que “pratiquement, c’était impossible à réaliser de tous les points de la nouvelle ville15”, mais Laprade nous rapporte que “grâce à la méthode de redistribution urbaine, le plan de Rabat fut […] rapidement écrit sur le terrain. Prost s’était donné comme objectif de tirer le meilleur parti d’une exceptionnelle situation topographique.” Ainsi, le panorama sur la ville est inscrit dans le plan par “trois parcs, formant trois cônes de vues, le très beau panorama formé par les deux villes sœurs de Rabat-Salé, villes toutes blanches, encerclées par leurs remparts fauves, bordées par l’estuaire du grand fleuve et l’Océan16.”
Laprade participe activement de cette aventure en dessinant le plan des Services administratifs du protectorat, installés en un point haut de la ville, telle une cité-jardin administrative de “pavillons noyés dans la verdure17”, dans laquelle s’installe la Résidence générale du Maréchal Lyautey dont il met au point le bâtiment et ses jardins18. Projet sur lequel il va travailler des années durant et dont il garde quelque amertume quant à son rapport avec Lyautey, “n’étant pas même invité à l’inauguration de la ‘résidence’, où j’avais laissé tant de moi-même19”, mais qui reste un élément essentiel du dispositif urbain installé par Prost: un balcon sur le paysage.
Plan du parc Lyautey à Casablanca. Culot Maurice, Lambrichs Anne et Delaunay Dominique, Albert Laprade. Architecte, jardinier, urbaniste, dessinateur, serviteur du patrimoine, Norma éd., Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 2007, p. 144
De retour au Maroc pour des missions ponctuelles, de 1923 à 1934, Prost va travailler sur deux projets de barrages “usines” hydroélectriques pour la vallée de Sidi Said Machou sur l’Oum-er-Rebbia, construite entre 1925 et 1929 et celle d’El Kansera sur l’Oued Beth construite entre 1927 et 1934. Ces ouvrages nous montrent que l’urbaniste ne délaisse pas l’architecture, ni ne boude les ouvrages techniques ancrés au fond des vallées. Il va s’y inscrire avec force et tact, dialoguant avec les roches des parois naturelles par ses ouvrages en béton, trouvant là une occasion de poser des objets techniques sur des lignes géographiques qu’il révèle autrement, aux même périodes, dans ses plans régionaux pour la côte varoise et en région parisienne.
Peu après son aîné et quelques années après son livre sur Lyautey, c’est en 1938 que Laprade gagne le concours du barrage-usine de Génissiat, ouvrage technique qui sera achevé une dizaine d’années plus tard. L’architecte met en œuvre dans cette opération une relation entre la dimension territoriale de la vallée du Rhône et l’échelle d’un ouvrage dont l’implantation et l’architecture fabriquent un nouveau paysage. Il le décrivait alors comme “un ensemble […] supposé devoir être une grande attraction touristique20” au rayonnement dépassant la vallée.
Albert Laprade boucle ainsi un dialogue architectural et urbain avec son ancien “maître”, celui qui lui aura montré la voie d’une architecture ancrée au sol des villes et de leurs territoires.