L’architecte Albert Laprade arrive en Haute-Savoie au milieu des années 1920. Sensible à la beauté du lieu et suite à une rencontre fortuite, il achète sa première ferme d’alpage, à Charousse, sur la commune des Houches. Pendant cinquante ans, il va s’atteler à préserver l’intégrité du lieu face à la transformation de la société agropastorale. Il cherche ainsi à acquérir les différents terrains de l’alpage, mais collecte également les objets de la vie quotidienne.
Dans un texte intitulé “Le musée Montagnard des Houches”, Arlette Barré, fille de l’architecte Albert Laprade, raconte : “En 1925, ayant acquis un chalet aux ‘Granges des Chavants’ que son propriétaire voulait quitter, Albert Laprade a fait savoir à ses voisins qu’il était acheteur des objets divers et ‘vieilleries’ qui s’y trouvaient et qu’on se proposait de jeter. Ainsi est née cette collection conservée dans un chalet de Charousse préservé dans son état initial, le chalet Thovex.1”
Forme de musée privé, le chalet Thovex expose une collection d’objets du quotidien glanés à Charousse. Deux mannequins rescapés de l’Exposition coloniale internationale de Paris (1931), “têtes peintes de nègre, d’Indochinois2” habillés de “costumes savoyards”, animent l’ensemble! Cette mise en scène cherche à conserver la trace des modes de vie en alpage qui, peu à peu, disparaissent.
Et dès 1937, M. Nadeau, journaliste, souligne l’importance et le rôle d’un tel musée “dans la haute montagne”:
“Qui a vu le travail humain à travers les siècles? L’exploit anonyme et continu qui a précédé l’ère de la science? Je l’ai vu!
Dans l’échancrure d’un col de montagne, à une altitude de 1700 mètres, entre le Prarion et les Chavants, j’ai vu un de ces vieux chalets de haute-montagne, comme on en trouve de moins en moins.3”
Depuis 1977, à l’initiative d’Arlette Barré, la collection du chalet Thovex nourrit le musée Montagnard des Houches et fait le récit d’une certaine mémoire du lieu.
Claire Rosset : De quoi hérite-t-on quand on hérite de Charousse?
Sylvestre Meinzer : J’ai grandi dans cette atmosphère de Charousse, au milieu de ces chalets, dans un lieu qui est donné, qui est extraordinaire, et en même temps qu’on ne sait pas trop situer. C’est le lieu où on grandit, et ça correspond parfaitement à des récits un peu enchantés, des contes de Michka… Et puis on découvre aussi ce rapport très unique à la nature qui est, à Charousse, tellement préservé par ce lieu puis cette volonté familiale de conserver une forme – entre guillemet – d’authenticité. Donc on reçoit tout cela et en même temps, on se rend compte que ces chalets ont appartenu aussi à des éleveurs de Vaudagne ou des Chavants…
Claire Rosset : Qui habitait alors Charousse?
Sylvestre Meinzer : Il y avait la fréquentation, à la fois rude et enchantée, avec ces éleveurs qu’étaient Huguette et Henri, qui avaient la ferme en haut. C’était tellement la ferme d’Huguette et Henri qu’enfant, on ne savait même pas que c’était à la famille, d’autant plus qu’elle avait gardé un aspect vraiment ancien, intouché, habité par des générations de personnes qui élevaient des vaches. On allait chercher le lait, une sorte d’accord entre la famille et ces éleveurs : ils nous donnaient du lait en quantité voulue en échange des pâturages qui leur étaient laissés. Les questions qui se sont posées ensuite n’existaient pas alors : l’entretien des champs, des maisons… On voyait seulement cette utilisation belle, avec ces vaches qui avaient des noms, des cloches, une attention…
Claire Rosset : Pourquoi être revenue en Haute-Savoie pour un mémoire en ethnologie?
Sylvestre Meinzer : J’ai fait de l’ethnologie, au départ, par curiosité, pour l’exotisme. Et puis peut-être par paresse, je suis venue en Haute-Savoie, sans savoir quel sujet traiter. Je traînais toujours chez Huguette et Henri… Cette maîtrise s’est orientée assez vite sur la relation des hommes aux animaux domestiques et sur la manière dont les uns et les autres habitent en proximité dans la vallée de Chamonix. Ce qui m’a beaucoup intéressée c’est la question de la mémoire des lieux et la mémoire des usages, le côté immatériel. Comment trouver un message ou un sens derrière les espaces, le type d’organisation…? Je prenais conscience des réalités en fréquentant ces éleveurs et j’ai compris leur manière de penser et de se représenter le monde. Les espaces domestiques, les espaces sauvages, la forêt… De cette mémoire orale se déployait une certaine vision du monde.
Claire Rosset : Que reste-t-il de l’alpage de Charousse?
Sylvestre Meinzer : Finalement, je crois que j’ai cherché un peu le type de vie qu’il pouvait y avoir ici, mais évidemment tout change toujours. Charousse, si j’ai bien compris, c’était longtemps des chalets de mi-saison. Huguette et Henri, qui étaient pour moi les agriculteurs, venaient ici tout l’été sans doute parce qu’ils avaient accès à tous les terrains. C’était déjà un autre usage. Aujourd’hui, c’est Eddy qui s’occupe de l’alpage avec ses moutons… La montagne est encore travaillée, c’est une de nos préoccupations.
Notre génération est consciente d’avoir hérité d’un trésor, pas seulement immobilier mais aussi symbolique, dont nous devons être “dignes”. La beauté de Charousse est l’œuvre de nombreuses générations, marquées par la ruralité et l’agriculture et transmise par un aïeul clairvoyant, Albert Laprade.
Une femme devant une ferme d’alpage de Charousse vers 1930 (cliché A. Laprade). Coll. Musée montagnard des Houches © ADAGP, Paris 2016
Claire Rosset : Qu’est ce que le musée Montagnard des Houches ?
Cécile Lapouge : Le musée Montagnard présente une importante collection de meubles, d’objets et d’ustensiles utilisés dans la Haute Vallée de l’Arve jusqu’en 1950 pour les tâches agropastorales, aussi bien dans les fermes de village que dans les chalets d’alpage. Il permet de comprendre les modes de vie traditionnels en montagne, “de garder trace” et “de garder mémoire” de la civilisation précédente aux Houches. Il témoigne des mutations de la société qui ont marqué notre territoire.
Claire Rosset : Comment le musée Montagnard est-il né ?
Cécile Lapouge : L’avant-musée commence quand Albert Laprade acquiert son premier chalet à l’alpage de Charousse dans les années 1920 et collecte, auprès des habitants, les objets usuels de l’alpage. C’est la naissance d’une collection qui va être conservée dans un premier temps dans un autre “musée”, si je puis dire, le chalet Thovex [à Charousse].
En 1977, pour éviter notamment le vandalisme, les vols et la détérioration de la collection, la famille Laprade, sous l’impulsion d’Albert Laprade et de sa fille Arlette Barré-Laprade, en fait don à la commune des Houches. L’association Dans l’temps est créée pour assurer la gestion de ce patrimoine, l’objectif étant de le préserver, l’enrichir, l’exposer et le valoriser.
Elle a géré le lieu jusqu’au 1er janvier 2010 date à laquelle le musée Montagnard est passé sous l’autorité de la communauté de communes de la Vallée de Chamonix Mont-Blanc. Il fait aujourd’hui partie du réseau des musées de la vallée de Chamonix. Nous travaillons toujours en étroite collaboration avec l’Association Dans l’temps.
Claire Rosset : Comment est organisé le musée Montagnard aujourd’hui ?
Cécile Lapouge : Le musée prend place dans l’une des plus anciennes maisons du chef-lieu, la maison de la confrérie du Saint-Nom de Jésus (XVIIIe siècle). Il comprend, à l’étage, trois salles qui présentent la reconstitution de l’habitat traditionnel du chalet Thovex, avec le pèle (la chambre et pièce à vivre), l’outa (la cuisine), et le sarto (cellier), ainsi que deux salles dédiées aux expositions temporaires. Au rez-de-chaussée, sont exposés des objets relatifs au traitement domestique du lait, aux modes de portage, aux travaux des champs et à l’immigration des Houchards au XIXe siècle.
En 2013, des travaux ont été effectués, permettant la création d’une salle de lecture gérée par l’association Dans l’temps et d’une salle de médiation. Des vidéos évoquant la persistance des modes de vie d’autrefois (travail du lait, travail de la laine) ainsi que des témoignages audio viennent enrichir le parcours d’exposition.
Claire Rosset : Quelles sont les collections ?
Cécile Lapouge : Par la nature de ses collections, le musée Montagnard est un musée ethnographique. Le don Laprade en est le socle. Il y a eu, de la part de l’association, la volonté de reconstituer le chalet Thovex, de façon assez précise. Et, dans l’esprit, le musée est le même que celui des années 1970. Néanmoins, de nombreux dons et achats ont permis d’enrichir et de diversifier la collection initiale. Dans les années 1990, avec l’arrivée d’Yves Borrel à la présidence de l’association Dans l’temps, il y a eu vraiment le souhait de multiplier les expositions temporaires. En fonction de celles-ci, l’association a acquis des objets ou des œuvres qui permettaient d’illustrer un propos, de rendre compte d’un savoir faire… Actuellement, la politique d’acquisition est en train d’être redéfinie. L’objectif reste néanmoins le même: constituer et conserver une collection qui illustre les modes de vie d’autrefois, l’histoire des Houches, l’évolution du village.
Claire Rosset : Comment le musée s’inscrit-il localement ?
Cécile Lapouge : Je pense que le musée est un peu le gardien de la mémoire locale. Albert Laprade a eu l’intuition qu’il fallait conserver des objets de la vie quotidienne et ne pas seulement s’attacher à préserver l’architecture. Ce qui est intéressant, c’est que dans les objets qu’il a collectés, il n’a pas fait de tri esthétique, il les a vraiment gardés pour préserver la mémoire de ces modes de vie d’autrefois. Je pense que le rôle du musée Montagnard est de poursuivre cette démarche, de toujours être un témoin de la mutation de la société agropastorale.
Dans l’art populaire, certains objets ont une fonction “technique”. Ils sont là pour aider l’homme dans sa vie quotidienne. Et puis, il y a tous les objets qui ont une fonction plus “symbolique”, qui sont marqueurs de références sociales, qui accompagnent les étapes de la vie, du “berceau à la tombe”.
Claire Rosset : Qui s’intéresse à cette mémoire des modes de vie d’autrefois ?
Cécile Lapouge : Depuis mon arrivée en 2014, j’ai essayé de redéfinir la politique des publics et de mettre en place des visites et des ateliers adaptés aux besoins et aux spécificités de publics très divers. Beaucoup de touristes viennent, en famille notamment, mais il était indispensable de mettre en place des projets s’adressant à la population locale. Le musée Montagnard doit être un lieu vivant favorisant les rencontres, les échanges et les découvertes.
Les enfants de l’école des Houches qui viennent chaque semaine sur le temps périscolaire me semblent par exemple constituer un public très intéressant pour le musée aujourd’hui: un réel échange est possible et des liens forts entre eux et l’institution s’établissent.
Le premier des projets mis en place interrogeait des enfants âgés de 7 à 10 ans sur la façon dont l’homme a appréhendé et investi son territoire. Nous avons travaillé sur les différents niveaux d’habitat et d’exploitation. L’essentiel des collections exposées provenant de l’alpage de Charousse, cela a été un bon point de départ. Au-delà du travail de médiation, les expositions que l’on propose évoquent aussi les mutations économiques du territoire. Elles permettent de voir les subsistances.
Le musée Montagnard est une sorte d’intermédiaire entre ce qui est en train de disparaître et ce qui se maintient. L’ambition est bien là: donner à voir l’évolution des paysages à travers l’évolution de l’homme et de ses modes de vie.